Imaginez-vous patientant quelque part. À l'arrêt d'autobus, sous un  auvent attendant que la pluie cesse ou laissant tranquillement les  minutes s'écouler assis sur un banc de parc. Vous apercevez alors, à  quelques dizaines de mètres de vous, un jeune homme marchant dans votre  direction, le visage à demi caché sous un capuchon, les mains dans les  poches, pivotant sur lui-même et regardant partout autour de lui.  Instantanément, la nervosité vous gagne et vos sens s'aiguisent.  Difficile d'en préciser la raison, mais l'individu ne vous inspire pas  confiance. Peut-être est-ce son aspect négligé qui vous rebute. Il est  comme une bête sauvage égarée en pleine ville. Impossible de lire son  parcours qui semble répondre à un algorithme unique, à la fois chaotique  et imprévisible. Vous ne cessez de le regarder cependant, car la  curiosité l'a emporté. Et vos regards se croisent. La seconde d'après,  il est à vos côtés et s'adresse à vous. Son histoire n'a ni queue ni  tête, à la fois ridicule et pathétique, triste et déjantée, horriblement  banale. Il vous parle de sa mère qu'il n'a pas revue depuis son enfance  et qu'il cherche désespérément. Il vous emmène avec lui dans son dédale  cérébral fait d'affabulations, d'enivrements, de rêves éveillés et, peu  à peu, vous percevez le trou profond qu'il a à la place du cœur. Vous  comprenez que ce garçon n'aimera probablement jamais, et que les heures  qui passent sont pour lui une éternité. Vous souhaiteriez lui être d'une  aide quelconque, mais vous voyez poindre là, sous la peau, telle une  veine gonflée, un fiel acide prêt à s'épancher. La simple écoute de son  histoire vous paraît soudainement dangereusement indiscrète. Vous fermez  les yeux espérant vous défiler. Mais la bête s'est insinuée en vous,  ses crocs se sont enfoncés dans vos propres souvenirs gorgés de manques  et vous entrevoyez sans peine l'horreur d'une vie privée d'affection. Au  fond de votre poitrine, les battements de votre cœur n'ont plus ce  rythme serein qui vous accompagne d'ordinaire. Ils se succèdent à un  rythme frénétique et inédit. Les secondes s'étirent et s'emplissent  d'angoisse. Vos respirations s'espacent et s'étiolent. Le vertige vous  gagne. Vous ne savez plus comment émerger de cette descente dans  l'abime. L'angoisse vous ankylose.
C'est alors qu'un miaulement de chat vous interpelle et vous rappelle  à la surface. Vous ouvrez les yeux pour surprendre l'animal salutaire  et le caresser, mais vous êtes seul. Le jeune homme n'est plus là. Vous  doutez même l'avoir rencontré. Mais l'écho de sa voix brisée et  l'effluve de son haleine vous persuadent du contraire. Vous tâtez vos  poches pour vous assurer que rien n'y manque, puis reprenez enfin votre  souffle soulagé. Votre cœur bat à nouveau docilement. Vous venez de  rencontrer la bête à sa mère.